17 août 1944, St Etienne-du-Rouvray en Seine-Maritime, un billet, signé d’un certain Dr HYVERT, arrive 102 de la rue Lazare Carnot, ainsi libellé, « J’ai le regret de vous informer que votre malade est dans un état physique très inquiétant. Une amélioration ne peut guère être espérée ». Celui-ci est adressé à M Henri Leturc. Ce que ne sait manifestement pas le « Docteur Hyvert », c’est qu’Henri est décédé six mois plutôt et que la maison, en cette période de guerre et de bombardement sur la région rouennaise est vide. Qui lira ce pli, s'il a été lu...
Je n’ai plus qu’à me mettre sur la piste de ce mystérieux correspondant et de me transporter en cet été 1944, au bénéfice de ce « Rendez-vous ancestral ».
Henri, à qui le courrier est adressé, avait une femme et trois enfants, Alexandre, Andréa et René, grand-père de mon épouse, que j’ai bien connu. Les trois enfants d’Henri sont mariés, L’aîné a quitté la région, la deuxième toujours à Saint-Etienne sera centenaire et René vit avec son épouse à Saint-Pierre-du-Vauvray. La « malade » dont fait état le billet ne peut être que l’épouse d’Henri, d’autant plus que, selon la mémoire familiale, celle-ci aurait fait un séjour en hôpital psychiatrique et serait morte durant la déportation.
Je décide de me rendre à l’Hôpital psychiatrique St-Yon, à Rouen, peut-être y trouverais-je le Dr Hyvert. Fausse piste, celui-ci, construit au beau milieu d’un nœud ferroviaire stratégique, a été moult fois bombardé ces trois dernières années. Et la dernière pluie de bombes, 96 exactement dit-on, le 28 mars 1943, a fait 60 morts et 30 blessés. Les autorités sanitaires ont décidé l’évacuation des 1.500 malades de l’hôpital, la plupart au dépôt de mendicité de Grugny, en pleine campagne normande et l’autre partie vers l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise et ses annexes de Fitz-James et de la Ferme de Villers-sous-Erquery.
Je sais où orienter mes recherches… et après avoir fait chou-blanc à Grugny, où il n’y a pas trace d’Eléonore, la malade que je recherche. Je file donc dans l’Oise. Enfin, quand je dis « je file », c’est un bien grand mot, les routes et les voies de chemin de fer sont dans un sale état après les bombardements. Il me faudra quatre jours pour y arriver. La malade n’est pas à Clermont-de-l’Oise, et on est trop occupé à soigner ceux des malades qui restent en vie et à enterrer les autres pour me renseigner, ce que je comprends bien. Je me rends donc, à quelques kilomètres, à la Ferme de Villers.
La Ferme de Villers-sous-Erquery est une annexe de l’hôpital psychiatrique de Clermont de l’Oise, constituée de deux pavillons, dont le pavillon Edmond Vian, à gauche, pour les femmes. Si c’est bien Eléonore que je cherche, elle doit se trouver là. Je cherche le Dr Hyvert.
À l’intérieur du bâtiment, c’est l’horreur. Les soignants s’activent de leur mieux, les plus vaillants des malades travaillent aux champs pour produire quelques légumes, d’autres en cuisine, mais surtout, c’est la noria de morts évacués qui me glace.
Le médecin chef que je cherche, écrivait dans un rapport à l'époque « De nombreux malades pesaient moins de 30 kilos. La photo ci-jointe est plus éloquente que toute description. Elle ne représente pas de cas extrêmes : en effet tous les malades sont debout ce qui dans un quartier de 250 malades était impossible à une centaine d’entre eux.
À droite, dans l’entrée, je trouve le bureau du Dr Hyvert et me présente vite à lui avant qu’il ne soit de nouveau appelé auprès d’un mourant. C’est une personne d’une très grande humanité qui me reçoit. Je lui explique ma venue et il me confirme qu’Eléonore Jeanfrançois, épouse Leturc, comptait bien au rang des malades de l’hôpital. Par l’usage de l’imparfait, il me fait comprendre que, malheureusement, je suis arrivé trop tard. Ce matin 21 août, à 7 h 30 du matin, Eléonore a rendu son dernier soupir.
Il tente de me rassurer comme il peut, et je le crois bien volontiers sincère, tant il respire l’humanité, en me disant qu’avec ses équipes, il fait le maximum pour ces malades rejetés par la société qui malheureusement meurent dans ces hôpitaux.
« Mme Leturc est arrivée en notre établissement le 23 juin de l’année passée, après un transfert de Rouen qui a duré trois jours. À son arrivée, elle pesait encore un peu plus de quarante kilos, mais était déjà fort diminuée. Elle tenait à peine debout et nous avons dû la maintenir au lit durant deux mois, avec de forts œdèmes aux jambes, signe de sa forte dénutrition ».
Je n’ai pas de mots et ne coupe pas la Dr Hyvert, qui malgré la pression qu’il a sur lui, prend le temps, de me parler, sans fard. Je pense, aussi, qu’il veut que l’on sache ce qu’a été cette période.
« Nous avons pourtant réussi à la remettre un peu sur pied, bien qu’elle ait encore maigri. La nourriture est rare, nos malades ne sont plus en état d’aller aux champs, quant à la viande, elle est réservée aux valides, mais pas aux… Les infirmiers notaient, dans les rapports, que Mme Leturc parlait beaucoup avec ses voix… ».
Les phrases non finies et laissées en suspend par le Dr Hyvert sont suffisamment éloquentes pour que je ne l'interrompe.
« Son état continuait de se dégrader et nous avons été à nouveau obligés de la remettre au lit. Les œdèmes se sont aggravés, des furoncles se sont manifestés. Malgré des soins humides, la situation ne pouvait que s’empirer et la perte de poids se poursuivre. Quand nous avons arrêté de la peser faute de pouvoir la lever, au mois de juin, elle ne pesait déjà plus que 36 kilos. Et ça a continué jusqu’à son départ, ce matin. Je suis vraiment désolé et vous présente, ainsi qu'à sa famille, mes sincères condoléances ».
C’est là que s’arrête ce « RDVAncestral » pour le moins « particulier ». J’avais déjà écrit, pour les descendants, cet épisode intime et douloureux de la vie familiale de mon épouse. J’ai choisi, ce matin, de le publier publiquement pour faire savoir ce qu’a été « L’abandon à la mort… de plus de 76.000 fous par le Régime de Vichy », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’André Castelli.
Je reviendrai, plus tard dans de prochains articles, sur le parcours de vie d’Eléonore et de sa famille.
Quelques liens complémentaires, pour savoir :
La faim des fous, documentaire de Franck SEURET.
Une nouvelle fois, en visionnant cedocumentaire remarquable, je pleure.
Livres :
L'Hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l'Occupation de Isabelle von BUELTZINGSLOEWEN
Le RDVAncestral
Le RDVAncestral est un projet qui mêle écriture et généalogie. Le principe est simple : partir pour une rencontre improbable d'un de ses aïeux, se transporter auprès de lui, à une époque et un lieu donnés. La publication des ces écrits est périodique, le troisième samedi de chaque mois.
Devenez membre du site, pour suivre les "RDVAncestral".
Vous pourrez ainsi commentez et échanger avec les autres membres du site... et encourager l'auteur de ce site
En quelques clics, en haut de toutes les pages du site, suivre les instructions :
Bien douloureux épisode et bien triste époque.
Le sujet me touche beaucoup car mon fils de 37 ans est autiste et je ne peux pas mempècher de penser qu'il aurait peut être subi le même sort s'il avait vécu à cette époque.
Votre recherche est remarquable tant sur la forme que sur le fond.(comme la plupart de vos publications)
Je connais cela. Un collatéral de ma famille est mort dans des conditions similaires, il était revenu "dérangé " de la grande guerre et est mort pendant l autre. C'est à cette occasion que j'avais découvert la situation des HP pendant la seconde guerre