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RDVAncestral : Henri Thirel - 18 mai 1915.

Nous avons laissé mon grand-père, Henri Thirel, le 12 septembre 1914 après la victoire française dans la 1re Bataille de la Marne. Il faut attendre le 11 mai 1915 pour que sa section quitte la Marne pour la Somme. Je lui laisse quelques jours, avec ses compagnons, pour s’installer à Lucheux où il va stationner du 13 au 27 mai 1915. Je vais mettre à profit cette fenêtre, durant laquelle je risque moins de le gêner, pour aller rencontrer mon aïeul.

Ce 18 mai, le soleil darde sur la petite commune picarde, aux limites du Pas-de-Calais. 150 hommes et autant de chevaux ne passent pas inaperçus dans un bourg et vite, après être passé sous le beffroi, j’aperçois, à proximité de l’ancien château, le campement militaire. Si je n’ai pas eu la chance de connaître mon grand-père, je connais son visage grâce aux photos précieusement conservées par ma grand-mère.

Nous sommes en milieu d’après-midi et les soldats profitent d’un moment de détente avant les corvées de fin de journée. Par petits groupes, ils s’égaient dans le village. Dans un verger, quelques hommes, culs dans l’herbe, trinquent et rigolent. Un verre de vin, ça donne des forces et c’est bon pour le moral… Croyant reconnaître Henri, je m’approche sans que cela ne semble les déranger plus que cela. Ma moustache d’époque, peut-être…

« Bonjour messieurs...

— Bonjour ! »

Puis m’adressant à celui assis au centre du groupe.

« Il me semble vous reconnaître… Ne seriez-vous pas Henri Thirel ?

– Eh bin dis donc, t’es une vedette toi, t’es connu jusque dans la Somme », s’esclaffent ses camarades.

Gêné, l’homme se lève et se dirige vers moi, laissant ses compagnons à leurs rires et libations.

« Comment me connaissez-vous ?

– Je suis Alain Thirel, votre petit-fils. En vérité, j’ai peu entendu parler de vous et c’est même pour ça que j’ai décidé de venir à votre rencontre… »

Comme à chaque fois, la magie du RDVAncestral opère et Henri ne se pose pas plus de questions que cela sur l’improbabilité de cette rencontre anachronique. À vrai dire, c’est même moi le plus perturbé de m’adresser à lui comme petit-fils alors que je suis moi-même grand-père… 

« Marchons un peu, nous serons plus tranquilles pour discuter. Mais d’abord, dis-moi comment va ma chère Madeleine ?

– Ma grand-mère Madeleine, vous le savez…

– Attends, tutoie-moi…

– D’accord. Madeleine va aussi bien qu’elle peut aller dans ce contexte… Enfin, je le crois, car elle ne montre pas ses états d’âme et ne se plaint jamais. C’est une femme forte qui, pour se protéger sûrement, se pare d’une certaine austérité. Pourtant, derrière cette façade, perce dans l’intimité son affection et sa fidélité à sa famille et à ses proches. Tu es omniprésent dans ses pensées.

— Et mon petit André ?

— Il grandit bien, rassure-toi. Madeleine compte, mais elle sait bien gérer et ils ne manquent de rien. André n’est pas un enfant difficile et ne pose pas de problèmes à sa mère qui le couve. Il est peut-être même un peu trop sage, comme s’il avait compris la situation et voulait la protéger. Quand tu rentreras, il aura encore grandi, ça change vite à cet âge. Mais réunis, vous rattraperez le retard.

— Au fait, je ne t’ai pas demandé, comme ça se passe à l’atelier ?

— Les plus anciens qui sont restés font tout leur possible. Madeleine s’enquiert que tout se passe bien et les gars lui sont dévoués. Ne sois pas inquiet de ce côté-là. Mais toi, grand-père, parle moi de toi…

– J’étais inquiet pour eux, bien sûr, mais tes nouvelles me rassurent. Pour le reste, je me passerais bien de te raconter ce que l’on vit depuis bientôt un an, c'est pas bien joli…

– J’imagine bien… Raconte-moi quand même, s’il te plaît…

– L’hiver que nous venons de passer, dans la Marne, a été rigoureux et ça n’a pas toujours été facile, il fait beaucoup plus froid que par chez nous dans l’est… »

Henri tousse, plusieurs fois, avant de continuer.

— Nous avons tous hâte d’en finir pour rentrer chez nous… On entend de partout que les morts sont nombreux même si, officiellement, on ne nous en parle pas. Si je suis honnête, nous-mêmes préférons ne pas en parler. Et des morts, on le sait bien, il y en a autant des deux côtés…

– C’est sûr…

– Au début de la guerre, le temps passait vite. Ces mouvements incessants, le ravitaillement des troupes en munitions, c’était fatigant et on dormait peu. Mais au moins, ça évitait de penser. Nous étions certains que, cette fois-ci, nous allions « leur » fiche la raclée et vite rentrer chez nous. C’est le discours auquel on nous a préparés et qu’on nous sert sans discontinuer. Pour mieux nous conditionner, sûrement… Mais nous nous exécutons, sans états d’âme, certains de faire notre devoir.

— Et maintenant ?

— Depuis les choses ont changé. Avec cette guerre immobile, c’est la fatigue morale qui a pris le dessus. Et ça me mine. J’ai pris conscience, et pas mal de copains avec moi, qu’on n'en est pas sortis… Remarque, on n'est pas à plaindre par rapport à ceux des tranchées. »

Pendant quelques instants, le regard et la pensée d’Henri s’évadent, comme s’il voulait fuir ce cauchemar. Je m’imprègne de son visage que je n’aurai certainement pas l’occasion de revoir autrement qu'en photo.

« On dit que les munitions commencent à manquer, non ?

— T’es bien informé, l'intendance a du mal à suivre. Souvent, on livre à peine la moitié de ce qu’on fournissait au début et, pourtant, les besoins à l’avant sont là ! Notre industrie de guerre, comme ils disent, a du mal à suivre. Dans ce contexte, je t’avoue, je me sens de plus en plus inutile… J’aurais sûrement plus ma place dans une manufacture d’armes… J’en ai, je crois, la compétence. Et puis tant qu’à faire la guerre, autant s’en donner les moyens. »

Nous continuons de cheminer et c’est à mon tour d’être passé à la question.

« Et toi, que sais-tu de moi ?

– Quand j’étais enfant, mes deux grands-mères ont été très présentes et l’absence de grands-pères, à vrai dire, ne me questionnait pas. Ou plus exactement, elle ne m’a questionné que plus tard, devenu adulte. Ma mère et ma grand-mère maternelle parlaient facilement, et même avec une certaine emphase de mon autre grand-père. Il m’a semblé ainsi le connaître. Ma grand-mère paternelle, ton épouse, et mon père, à l’inverse, taisaient cette partie douloureuse de leur vie.

— Comme pour l’oublier ?

— De prime abord, c’est ce qu’on pourrait penser… Mais Madeleine, loin d’oublier, a cultivé pour elle-même cette mémoire dans une forme de fidélité nostalgique. Pour ton fils, c’est certainement différent. Il a construit sa vie et s’est projeté vers l’avenir. Sans pour autant effacer le passé. »

Je réfléchis un instant et un souvenir d’enfance me revient.

« Tiens, je vais te raconter une anecdote. À partir de six ou sept ans, chaque année, « tirés tous les deux à quatre épingles » mon père m’emmenait au monument aux morts, place Métézeau à Dreux, pour les cérémonies du 11 novembre. Chaque fois, il agrafait à ma boutonnière le traditionnel bleuet. Aux discours, je ne comprenais certainement pas grand-chose, mais j’entends encore cette lugubre sonnerie aux morts qui me glace aujourd’hui comme elle me glaçait alors ! Je ne comprenais pas forcément tout ce que cela représentait. Je comprendrai plus tard… C’était sûrement sa façon de parler, sans passer par les mots. Avec succès, puisque j'en ai depuis perçu le message qu'il voulait me faire passer. Les graines semées ont levé et produiront d'autres graines.

– De quoi tu me parles, ce 11 novembre, ces bleuets ?

— Hé bien voilà. Cette guerre va bien, un jour, se terminer. Un armistice sera signé et une loi, en 1922, fera du 11 novembre un jour férié de commémoration de la victoire et de la paix… Et mon père, je m’en souviens, insistait beaucoup sur le second des deux termes, la paix… Je ne me souviens pas l'avoir entendu parler de victoire, en tout cas jamais d’ennemis. Quant aux bleuets, cette fleur qui repousse partout, elle honore depuis la mémoire et symbolise la solidarité pour ceux qui sont revenus, blessés ou morts, de ce conflit. »

Que comprend Henri, à travers mes propos ? Je n’en sais rien et il ne m’interroge pas plus, emporté par une nouvelle quinte de toux. Quand je l’interroge à ce propos, il minimise.

« C’est rien, un coup de froid sûrement. Avec le beau temps, ça va passer, bleuets et coquelicots vont refleurir. Puis il enchaîne pour couper court. J’écris aussi souvent que je peux à Madeleine, mais reçoit-elle mes courriers ? J’ai peu de nouvelles en retour… mais c’est normal, remarque, les communications ne doivent pas être simples. Savoir que tu vas pouvoir les embrasser de ma part me comble. Dis-leur bien que je serai bientôt de retour auprès d’eux. Je m’inquiète aussi pour mes parents, à Tréon. J’espère qu’ils vont bien, rassure-les également. Et n’oublie pas mes beaux-parents et les cousins Jumelle à Aunay-sous-Crécy et les Thirel à Blévy. »

Henri s’arrête, fait demi-tour et repart en sens inverse m'enjoignant à le suivre.

« Bon, je vais devoir rejoindre mes camarades, l’heure de la corvée de pluche approche, dit-il dans un demi-sourire. Tu boiras bien un p’tit coup avec nous. »

En le raccompagnant, je lui propose de prendre la pose avec ses amis pour montrer à sa femme, à son fils et à sa famille qu’il va bien. Avec ses copains, il prend la pose et nous trinquons.

« Au revoir, grand-père...

– Au revoir, mon garçon. »

Poilus en mai 1915
Henri Thirel et quelques camarades de la 13e SMA
 
Le RDVAncestral

Le RDVAncestral est un projet qui mêle écriture et généalogie. Le principe est simple : partir pour une rencontre improbable d'un de ses aïeux, se transporter auprès de lui, à une époque et un lieu donnés. La publication des ces écrits est périodique, le troisième samedi de chaque mois.


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6 Comments

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Rated 4 out of 5 stars.

Superbe #RDVAncestral... je suis très sensible au destin de nos Poilus...

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Merci beaucoup. Sensibilité partagée !

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Guest
May 18
Rated 5 out of 5 stars.

Émouvant dialogue entre un grand-père et son futur petit-fils. J-C Leloup

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Merci, Jean-Charles Leloup. Les grands-pères peuvent vous manquer, parfois.

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Article très émouvant.

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Merci, Dominique, j'attends de te lire ;-)

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