Armand KLEIN et Élisa, son épouse, avancent tranquillement vers la soixantaine, tout en continuant de développer leur activité de brocheur avec l’associé d’Armand, Eugène Monniot. La fille de ce dernier, Amélie, exerce dans l’entreprise depuis son adolescence comme brocheuse. Âgée de 36 ans, elle ne semble pas devoir prendre époux. Peut-être y a-t-elle renoncé depuis le décès de sa mère, il y a six ans, choisissant de rester auprès de son père vieillissant. Son jeune frère Alfred, de neuf ans son cadet, est également brocheur dans l’entreprise. Mais lui a pris épouse et a déjà un garçon et une fille et son épouse attend une troisième naissance.
En 1908 survient brutalement, au plein cœur de l’hiver, le décès d’Eugène Monniot. Après plus de vingt ans de collaboration, l’émotion est grande pour Armand qui perd plus qu’un associé, un ami, un proche même. Eu égard aux liens forts qu’il a développé aussi avec les enfants du défunt, il est auprès d’eux dans cette épreuve. Le 19 janvier, il accompagne, avec son épouse, Eugène en sa dernière demeure, au cimetière du Montparnasse. Élisa, qui a développé une grande connivence avec la fille du défunt, est d’un grand soutien pour elle quand Armand s’occupe, lui, d’épauler d’Alfred dans la gestion de la succession paternelle.
Alors qu'il pouvait espérer professionnellement lever un peu le pied, il se voit obligé de redoubler d’activité. Il convient maintenant, conformément aux statuts, de procéder à l'inventaire au jour du décès de l’associé et de régler les affaires avec les descendants du défunt. Mais les choses se passent bien, tant il semble naturel à Armand de proposer au fils Monniot de fonder avec lui une nouvelle société, aux mêmes conditions qu'avec son père.
Les affaires ne traînent pas, Alfred donnant son aval à cette proposition. C’est ainsi que, le 25 mars 1908, une nouvelle société en nom collectif Monniot et Klein est créée, avec un capital de 10.000 frs. Anticipant sa propre avancée en âge, Armand a proposé une durée de cinq ans, ce qui le mènera à ses 66 ans. Ainsi, il prépare Alfred à reprendre seul l’activité le moment venu. Il le présente à ses relations et lui transfère les compétences qu’il a acquises au cours de ces longues années de compagnonnage avec son père. Armand est toujours actif dans l’entreprise, mais se consacre beaucoup plus aux relations extérieures, laissant l'activité de production en charge d'Alfred. Il siège maintenant au Tribunal de Commerce de Paris.
Élisa, comme nous l’avions pressenti, ralentit son activité, ses forces déclinant. Armand est auprès d’elle, l’accompagne et la soutient autant qu'il le peut. Cela n’empêche pas le couple de poursuivre ses engagements, Élisa à la paroisse Saint-Séverin et dans son quartier, Armand sous ses multiples casquettes, notamment à la Mutualité scolaire qui l’occupe beaucoup. Dans le même temps, il devient actionnaire de la Banque Commerciale d’Escompte de Paris et Administrateur de la Caisse d’Épargne et de Prévoyance de la capitale.
Depuis le début janvier 1910, la pluie ne cessant de s’abattre sur la France, les rivières et les fleuves s’enflent. À Paris la Seine commence à monter. Rien de grave, et même, à ce stade, personne ne s’en inquiète. Mais les dix jours qui vont suivre jusqu’au 28 janvier ne vont pas lasser d’inquiéter Armand. Même si la majeure partie de l’activité de brochage est maintenant rue Bezout, dans le 14e arrondissement, l’entreprise a son siège rue Saint-André-des-Arts, là où logent les Klein, non loin de la Seine. C'est là que les clients passent et que les affaires se concluent. La crue, d’un niveau centennal, a maintenant envahi la rive gauche et les Parisiens circulent en barque ou sur des passerelles de fortune, installées à la hâte. Nous avons la chance qu’un photographe ait immortalisé cet événement hors du commun et que mon grand-père se trouve au premier plan sur la photo, dans sa rue ! Il faudra 35 jours, jusqu’au début mars, pour que la situation redevienne à peu près normale.
En 1912, Émile Martin, l’ami drouais d’Armand, décède dans sa soixante-cinquième année. Ce dernier fait le déplacement à Dreux pour rendre hommage à son ami, mais Élisa, trop fatiguée, reste à Paris.
Les années passent, Alfred Monniot gère maintenant une bonne partie de l’activité et les Klein peuvent penser à eux et Élisa se requinquer. Le couple, sans enfant, envisage avec bonheur les futures années, auprès de leur famille, des amis parisiens et en visites en province. La remise du Brevet de la médaille commémorative des Vétérans de 1870-1871 à Armand, est une nouvelle occasion de faire bombance dans ces banquets interminables. Marie Zell, épouse Thomire, la petite-cousine d'Élisa, rend de plus en plus souvent visite au couple. Les deux femmes se confient l’une à l’autre et se soutiennent.
Au courant du mois de mars 1913, le terme de la durée de la société qui liait Armand à Alfred Monniot arrive. L’heure est venue de passer la main et Armand cède ses parts à son associé. Celui-ci gère maintenant seul sa propre société. Alfred honorera chaque mois, "rubis sur l’ongle", l’engagement qu’il a pris envers Armand jusqu’à parfait règlement de son dû. Ce dernier est maintenant libre et disponible pour être à plein temps auprès de son épouse.
Élisa, continue pourtant de diminuer, la maladie ayant petit à petit raison de ses dernières forces. L’inévitable arrive, comme on pouvait s’y attendre. Au petit matin du 23 mai 1913, munie des saints sacrements, elle rend son dernier soupir auprès de son mari qui l’a veillée. Celui-ci prépare les obsèques, qui ont lieu trois jours plus tard. Une messe est dite à Saint-Séverin, paroisse de la défunte, avant que celle-ci rejoigne, dans le caveau familial au Père-Lachaise, le fils unique du couple décédé 25 ans plus tôt. La famille, les Monniot, les amis, la corporation des métiers du livre et les personnalités locales sont représentés aux obsèques. Les amis de province qui ont pu faire le déplacement sont là pour témoigner leur amitié à Armand et honorer la mémoire d'Élisa. Au premier rang de ceux-ci, les Martin venus de Dreux, Élisa, l’épouse de l’ami d’Armand, Armance, sa belle-sœur, Emma, filleule d’Armand, et la sœur aînée de cette dernière, Léa.
Armand, une fois tout ce monde reparti, se retrouve seul à Paris. Le temps de régler la succession et d'autres formalités, ses amis et connaissances prennent régulièrement de ses nouvelles. L’idée germe alors dans la tête d’Armand, soucieux de rebondir, de partir pour un "tour de France" de ses amis. Dès le début de l’été nous retrouvons sa trace, grâce à sa correspondance épistolaire précieusement conservée, chez des amis et connaissances, à Lyon, à Châtellerault, dans la Pays Basque et dans bien d’autres endroits encore.
La lettre que lui adresse Amélie Monniot, la fille de son premier associé et ami, le 21 juillet 1913 nous renseigne bien sur l’homme qu’était Armand et sur sa réaction : « Cela me semble tout drôle de vous écrire, c’est, je crois, la première fois de ma vie. Il est vrai que jamais non plus vous n’avez voyagé si loin, si longtemps, et surtout seul. Et c’était toujours à Mme Klein que j’écrivais. J’ai reçu vos cartes et je vois d’après elles que vous ne moisissez pas sur place et que le temps ne vous empêche pas d’excursionner. Vous avez raison, la Croix [à Lyon] illuminée sur la hauteur, cela devait être joli. [-] Vous allez pouvoir arpenter les routes et les sentiers. Je vous vois d’ici, partant au petit bonheur, qui ici, qui là, et ayant pour les personnes que vous croisez un petit mot ; veinard de pouvoir ainsi profiter [-] Les journées ne doivent pas vous sembler longues avec de bons amis qui, j’en suis sûre, sont aux petits soins pour vous ». Armand connaît bien toute la famille Monniot et en fait, de fait, presque partie. Ainsi, Amélie donne des nouvelles de sa famille, transmet des messages d’amitié, s’’assure que chacun écrit bien « à Mr Klein ». Elle conclut ainsi « Ne m’oubliez pas auprès de vos amis et transmettez leur mon bon souvenir ; et vous, Cher M. Klein, continuez à bien vous porter, à bien vous promener. Recevez, en attendant le plaisir de vous voir, d’affectueux baisers de votre vieille et petite amie ». Amélie Monniot.
Voilà, nous en avons terminé, après 15 épisodes, de ce « Récit de vie » d’Armand Klein, mon grand-père. Fini, non, pas tout à fait. Laissons-le d’abord profiter du temps nouveau qui s’ouvre à lui qui va rentrer, en cet été, dans sa 67e année.
Après vous avoir narré d’autres « Récits de vie » nous reprendrons, le moment venu, la suite et la fin des aventures de mon grand-père maternel…
Le Récit-de-vie
Il s'agit, dans un article unique, ou bien dans une suite d'articles, de raconter en la contextualisant, la vie d'un ancêtre, d'un collatéral, d'une famille, voire même d'un village ou d'une paroisse.
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Ce fut un réel plaisir de partager avec toi cette tranche de vie si bien évoquée.